– Délégué général aux droits de l’enfant (Belgique) –
La situation dans les camps au Nord –Est de la Syrie ne cesse de se détériorer. Emblématique du drame qui se joue à moins de 4000 kilomètres de la Belgique, le camp d’Al Hol, où sont détenus plusieurs dizaines de ressortissants belges, est littéralement débordé. Depuis la défaite de Baghouz, dernier bastion de la résistance de Daech, il y a désormais plus de 76.000 personnes à prendre en charge, en grande majorité des enfants très jeunes, dans un camp de toiles initialement prévu pour abriter moins de 8000 personnes.
De nombreux rapports, dont celui publié le 22 mai par le Comité international de la Croix-Rouge, dénoncent les conditions de vie dans les camps de Al-Hol, de Roj et de Aïn Issa, administrés par les forces kurdes. Le manque cruel d’eau, de nourriture, de structures sanitaires, l’absence de toute scolarisation, les menaces et la violence constituent l’essentiel du quotidien de plusieurs milliers d’enfants qui, de toute évidence, ne bénéficient pas de la protection qui leur est due.
Plus alarmant encore est ce rapport de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), récemment cité par Dunia Mijatovic, Commissaire européenne aux droits de l’homme : 90 % des partisans de l’organisation Etat islamique enfermés dans ces camps sont des femmes et des enfants dont beaucoup n’ont pas plus de 6 ans. Sept d’entre eux, au moins, sont des orphelins belges dont la situation devrait nous alerter au plus haut point… Toujours selon l’OMS, début avril, on y dénombrait 249 morts, dont 80% d’enfants en bas âge, décédés à la suite de malnutrition, de plaies infectées, de brûlures et de diarrhées aiguës. Parmi ces enfants décédés, on compte au moins deux enfants belges.
Depuis plus de deux ans, je n’ai eu de cesse de recommander que tout soit mis en œuvre pour sauver les enfants belges du drame humain qui se prolonge et s’intensifie au fil du temps long des atermoiements politiques et autres. Les forces arabo-kurdes en Syrie ont, pour leur part, régulièrement exhorté les gouvernements étrangers à «assumer leurs responsabilités» face à l’afflux de milliers de leurs ressortissants qui ont fui, par vagues successives depuis 2017, les ex-fiefs de l’autoproclamé Etat islamique reconquis par les Forces démocratiques syriennes. Le Comité des droits de l’enfant de Genève s’est lui aussi inquiété de la situation pour réclamer, dans ses dernières recommandations publiées en janvier 2019, que la Belgique facilite le rapatriement de « tous les enfants belges, avec leur famille chaque fois que c’est possible », des anciennes zones de conflit détenues par Daesh en territoires irakien et syrien.
es réponses provenant tant du Ministère des Affaires étrangères que de celui de la Justice n’ont pas varié pour autant : la Belgique ne dispose pas d’une représentation diplomatique sur place ; nous ne disposons pas d’interlocuteurs valables car le Kurdistan qui gère les camps n’est pas un Etat ; nous n’avons pas les moyens humains pour exfiltrer nos ressortissants dans un pays qui n’est pas encore entièrement pacifié ; nous ne sommes pas certains de la nationalité des personnes qui se prétendent belges. Nous avons à chaque fois rapporté ces réponses aux grands-parents et aux enfants concernés qui nous avaient saisi et nous avons vu l’incompréhension et la détresse s’afficher chaque jour un peu plus sur les visages de ces familles désemparées.
A ces réponses claires s’en sont suivies d’autres qui ont, elles, en revanche, varié avec le temps. L’une d’entre elle concerne l’âge des enfants à rapatrier. Il a d’abord été fixé à 10 puis à 12 ans, pour considérer que ces enfants pourraient être « automatiquement » rapatriés et qu’au-delà de cette « limite » chaque mineur d’âge serait automatiquement considéré comme combattant potentiel et devrait faire l’objet d’un traitement individualisé qui statuerait sur son éventuel retour. Notre avis n’a jamais varié sur la question : La Convention des Nations Unies qui protège leurs droits considère comme enfants toutes les personnes âgées « de moins de dix-huit ans ». Nous ne voyons pas ce qui pourrait permettre de faire exception à la règle concernant ces enfants-là. Outre que le meilleur moyen de préserver la sécurité de notre pays est de tout mettre en œuvre pour garantir leur réinsertion sociale – le risque de les laisser là-bas est d’en faire de la graine de terroristes – le protocole facultatif à la Convention concernant l’implication d’enfants dans les conflits armés, dûment ratifié par la Belgique, indique sans ambigüité que ces enfants doivent être traités avant tout comme des victimes.
La question du retour des familles, des mères pour l’immense majorité, est également posée et continue de constituer un obstacle au retour des enfants. Ici aussi, notre avis n’a pas varié et se base sur le principe du respect de l’intérêt supérieur de l’enfant, consacré par la Convention de l’ONU dans son article 3 : la Belgique se doit de rapatrier les mères, à chaque fois que c’est possible. Ceci n’empêche évidemment pas les États de déférer ces femmes à la justice s’il y a lieu, conformément à notre législation nationale, aux normes internationales et européennes applicables. Pour rappel, deux citoyennes belges au moins ont déjà été condamnées par contumace en Belgique à des peines de prison ferme. Elles réclament leur retour dans l’intérêt de leurs enfants, conscientes qu’elles seront détenues dès leur arrivée sur le territoire belge.
Plusieurs pays ont entrepris, souvent avec l’aide et le soutien des Etats-Unis, de rapatrier leurs ressortissants. Certains ont fait le choix de rapatrier l’ensemble de leurs nationaux, y compris celles et ceux qui ont pris part aux combats. Aucun n’a omis de donner la priorité aux enfants. Le temps presse désormais pour sauver nos enfants. Car le risque est bien réel qu’ils perdent la vie avant qu’un nouveau gouvernement ne prenne une décision courageuse dans ce dossier épineux, quand l’équipe précédente l’a toujours éludée. Après une trêve politique de plusieurs mois pour cause d’élections, notre pays s’apprête vraisemblablement à vivre une nouvelle longue période de recherche d’un consensus politique à l’échelon fédéral, dont les observateurs considèrent unanimement qu’il sera particulièrement difficile à construire. La Belgique est habituée à ces périodes d’affaires courantes et d’instabilité. Elle n’en est jamais morte et les Institutions ont continué à fonctionner, tant bien que mal, même si des décisions importantes ont parfois dû être ajournées. Pour les enfants des camps, la situation est très différente et présente nettement plus de danger quant à leur survie.
Enfin, qu’il me soit permis de rappeler que si l’urgence et la priorité de l’Etat belge doit bien sûr être orientée vers le sauvetage des enfants belges, il ne peut se détourner des milliers d’enfants qui vivent dans les mêmes conditions. Quelle que soit leur nationalité, la Belgique, qui occupe désormais une place au sein de Conseil de Sécurité des Nations Unies, devrait prendre l’initiative d’une alliance entre les partenaires de la CIDE pour que les enfants Syriens et Irakiens, notamment, soient aidés à sortir de l’enfer dans laquelle leur existence est chaque jour plongée. C’est l’esprit même d’un traité international comme la Convention des droits de l’enfant : assurer l’entraide et la solidarité de tous les pays signataires pour l’intérêt supérieur de tous les enfants du monde. Nous ne comprendrions pas que les dirigeants de notre pays n’en fassent pas une priorité absolue.
Certains États membres ont déjà, avec succès, pris des mesures pour rapatrier leurs ressortissants mineurs. J’encourage vivement les autres à faire de même dans les meilleurs délais. En outre, j’invite les États membres du Conseil de l’Europe à apporter à ces enfants l’aide dont ils ont besoin, sur le plan médical, psychologique et social, à leur retour dans leur pays. Au-delà des divergences politiques et philosophiques, il en va de notre devoir d’adulte envers nos enfants, de notre capacité à affirmer, face aux générations futures, l’importance ultime du respect de la vie et de la dignité humaine contre toute autre considération.
Bernard De Vos, Délégué général aux droits de l’enfant